Dans l’ouvrage collectif dirigé par Stéphane Bonnéry, plusieurs chercheurs de l’équipe CIRCEFT-ESCOL apportent un éclairage nouveau sur la nature des difficultés rencontrées par les élèves les moins en connivence avec la culture scolaire. Ils analysent précisé- ment les relations étroites entre inégalités scolaires et contenus des supports pédagogiques (manuels, albums de jeunesse, fiches… ). Leur premier constat est celui d’une évolution très sensible de ces supports en quelques années, évolution liée à la complexification des savoirs, une transformation des exigences sans que soient enseignés les modalités de travail requises pour y répondre. Aucune nostalgie dans leur discours mais au contraire le souci politique d’enrayer l’irrépressible creusement des écarts entre élèves.
Leurs études portent sur les supports écrits utilisés de la maternelle au collège dont ils ont dégagé des évolutions convergentes sur plusieurs années. Dans les manuels des années 50 le savoir est présenté de manière descriptive et narrative, affirmé, sans questionnement attendu. Les élèves suivent un cheminement linéaire pour mémoriser et restituer. Il s’agit désormais de réfléchir, de construire soi-même le texte de savoir, à partir d’éléments hétérogènes (textes à statut différents, images, graphiques, tableaux… ) beaucoup plus conceptuels. L’accès aux supports implique une Les manuels anciens proposaient des savoirs explicites, inscrits dans des pratiques sociales de référence, descriptifs et narratifs, redondants avec le discours de l’enseignant que les élèves devaient mémoriser pour les restituer.
L’entrée dans les albums de littérature de jeunesse telle qu’elle s’est développée, exige de construire les liens entre textes et images, tirer soi-même une conclusion (autrefois donnée), identifier les références patrimoniales pour comprendre (peu transmises en particulier en ZEP comme l’a montré S. Bonnéry), interpréter le texte. Les travaux sur fiches, par exemple, qui se multiplient en maternelle exigent une capacité réflexive pour faire les liens entre apports collectifs et travail individuel, nécessitent de comprendre les relations entre divers éléments graphiques et surtout une familiarité avec l’écrit, loin d’être acquise pour au moins la moitié des élèves. Le rôle de l’enseignant a également changé. Il n’est plus celui qui donne le savoir mais celui qui questionne, pour que les élèves construisent le savoir ; les supports ont alors un rôle d’autant plus important.
Face à ces nouveaux supports les parents des classes populaires se sentent très démunis, avec le sentiment que l’école manque à sa mission (manuels trop « ludiques ») et font travailler leurs enfants sur des supports plus en phase avec leurs conceptions. Ils sont en particulier consommateurs de l’édition parascolaire, dont les contenus sont proches des « manuels à l’ancienne » … En établissant des relations entre sociologie des inégalités scolaires et questions pédagogiques, cet ouvrage fait la démonstration que l’échec scolaire ségrégatif loin d’être fatal est le produit de choix politiques
Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur
Collectif Acides, Raisons d’Agir, 2015
Alors que « l’idée qu’il faudrait mettre fin à la gratuité des études supérieures est assurément dans l’air du temps », le collectif Acides joue les trouble fêtes en démontant pièce à pièce la rhétorique néolibérale. Cet ouvrage court, aussi précis que percutant, dénonce, arguments à l’appui, la révolution anthropologique qui menace l’université, en analysant les mécanismes idéologiques (promues par des économistes bien en place) qui font désormais florès à propos de la « crise » de l’université, qui contraindrait à la sélection et à la fin de la gratuité. Mais à l’université comme dans tout le champ social, la rhétorique de la crise a pour premier objectif de justifier la marchandisation de l’éducation.
Cette idéologie est véhiculée par des économistes de renom, qui, sans faire beaucoup de bruit, martèlent comme une évidence la disqualification de l’université (usine à chômeurs, élitiste, où la seule motivation est la promesse d’un emploi et d’un bon salaire…). Il ne reste alors qu’un seul remède pour « réhabiliter » l’université : la professionnaliser, pour l’adapter « aux besoins du marché » plutôt que de désespérer des étudiants, issus des classes populaires en mal de connaissances qui ne pourraient avoir quelque utilité. Pour éviter cet écueil, une solution : mettre fin à la gratuité et instaurer un système d’emprunts dont on a vu aux EU combien l’un et l’autre conjugués aliènent les étudiants à des banques mais aussi à de futurs employeurs. Les études universitaires se résument alors un investissement individuel qu’il s’agit de rentabiliser, capitaliser, afin de rembourser les dettes contractées et acquérir des compétences monnayable sur le marché.
Les auteurs montrent que l’université n’échappe pas aux logiques à l’œuvre dans l’ensemble du système : individualisation, qui rend chacun responsable de ses réussites ou de ses échecs, naturalisation des goûts et des « talents », évacuation des inégalités sociales, marchandisation de l’éducation. A contre courant d’une éducation par capitalisation, ils proposent une éducation par répartition, reposant sur deux piliers fondamentaux : une allocation universelle d’autonomie accessible à l’ensemble des étudiants et un financement accru et pérenne des universités. L’objectif est multiple : protéger l’université de la financiarisation, favoriser l’autonomie des étudiants, réduire les inégalités et discriminations, transmettre des savoirs et une éducation conçus comme bien commun. Le projet est ambitieux, exige une refonte de l’ensemble du système mais il n’est d’impasse que pour ceux qui ne veulent pas avancer.
Norlande
Jérôme Leroy Syros - Rat noir, Mars 2013
La publication du roman dans la collection «Rat noir» de Syros oriente le lecteur vers une intrigue policière. Pourtant, très vite, nous comprenons que le suspense ne va pas résider dans la découverte de ce qui s’est passé.
Ce qui s’est passé, on le devine très aisément dès les premiers chapitres de ce roman, tant sont transparentes les références à la tuerie perpétrée en juillet 2011 sur l’île norvégienne d’Utoya. C’est une des victimes, Clara, rescapée de l’attentat, qui, depuis l’hôpital où elle tente de se rétablir depuis de longues semaines, rédige une sorte de journal épistolaire - elle n’est pas sûre d’envoyer ses lettres - à destination d’une correspondante française, Emilie. Elle se perçoit bien sûr comme victime, mais aussi comme responsable, voire coupable : fille de la ministre des affaires étrangères, elle a été utilisée par le tueur, qui a noué via internet une relation amoureuse avec elle pour infiltrer son milieu et mettre au point son double attentat.
L’originalité et l’intérêt du roman résident surtout dans le traitement du récit.
Ce qui fait intrigue, c’est la difficulté de la narratrice à mettre en mots ce qu’elle a vécu, travail psychologique si douloureux pour elle que l’écriture très tendue du roman sait créer une attente insolite chez le lecteur, qui ne se demande pas : «Que va-t-elle nous dire ?» - il le sait très vite - mais «Quand va-t-elle réussir à le dire?»
L’autre élément qui donne toute son épaisseur au roman est le parallélisme établi entre le travail d’introspection critique et de reconstruction de la jeune fille et celui de son pays après l’attentat. Quelles failles a-t-il révélées chez l’une comme chez l’autre ? Ont-ils péché par naïveté et par excès de confiance ? Faut-il désormais accepter de sacrifier ouverture et libertés démocratiques ? La réponse adéquate est-elle dans le renforcement des barrières psychologiques et policières ? Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment n’y jamais revenir ? Faut-il plus ou moins de liberté d’expression ?
Jérôme Leroy, d’une manière qui lui est très propre, aime à montrer les liens étroits de l’intime et du politique, ce qui explique pour ce roman la création d’une victime de statut social et familial bien particulier. Il forme une sorte de «bilogie» avec La Grande Môme, précédent roman de Leroy paru en 2007, qui met en scène la confrontation d’une jeune fille avec le passé de sa mère, activiste des années 70 : cette jeune fille, Emilie, est la destinatrice des lettres de Clara dans Norlande, ce qui gomme le caractère un peu artificiel sinon du recours au genre épistolaire.
Nombre des thèmes abordés trouveront un écho tout particulier pour un public adolescent et même adulte en cette période.
Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres?
Marie-Christine Helgerson, Flammarion, Castor Poche Junior, 1999
Les auteurs assument malicieusement la propension bien connue des adultes à souffler aux enfants les questions qu’ils aimeraient leur voir poser en sous-titrant leur ouvrage «Mon premier manuel de pensée critique». Mais nul doute que la question posée renouvellera avantageusement les «dis-moi pourquoi» habituels et fera son effet, ingénument posée à la table dominicale des familles des beaux quartiers si bien étudiées par les auteurs dans leurs précédents ouvrages !
Par les dessins pleins d’humour, par les définitions données, par des explications sans démagogie ni condescendance, le petit livre - rouge forcément - permet de comprendre un bon nombre de mécanismes économiques et financiers, d’engranger de précieuses connaissances sociologiques et de construire les bases d’un engagement politique, en vingt chapitres aux titres alléchants : A-t-on besoin des riches ? Mais que font-ils de tout cet argent ? Quelles sont les armes des riches ? ...
C’est l’exact contraire de l’approche misérabiliste et strictement caritative qu’on pense trop souvent sur ces sujets bien adaptée à un jeune public. Le respect des auteurs pour leurs lecteurs se manifeste dans la rigueur apportée au travail pourtant si difficile de simplifier sans caricaturer. Il pourra donc intéresser non seulement le public dédié des collégiens mais aussi des lycéens... et même des adultes, en dépit de l’adresse finale : «Chère jeune lectrice, cher jeune lecteur», le lecteur n’a-t-il pas l’âge de ses indignations et de ses espoirs ?
Par une construction dynamique joyeuse, le petit manuel s’ouvre sur la mise en garde des derniers vers du Pélican de Desnos «Cela peut durer pendant très longtemps Si l’on ne fait pas d’omelette avant» pour se clore dans le chapitre «Que peut-on faire pour que ça change?» sur une invite à briser les coquilles : «Tu as du travail devant toi. Alors, au boulot !»
Donner à tous les jeunes des outils intellectuels de haut niveau pour comprendre le monde et leur donner l’envie et les moyens d’agir sur lui, le projet - développé déjà dans les titres précédents de la collection (1)- ne pouvait que trouver sa place dans un numéro de Carnets rouges consacré à l’émancipation !
(1) : On n’est pas des poupées et On n’est pas des super-héros de Delphine Beauvais et Claire Cantais, beaux albums pour les plus jeunes luttant contre les stéréotypes
le 02 juin 2015
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